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L’interview de Poutine par Tucker Carlson et sa réception par l’extrême droite occidentale

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L’interview accordée par le président russe à l’éditorialiste superstar de la galaxie trumpiste, le 8 février au Kremlin, a donné lieu à de très longs développements de Vladimir Poutine sur l’histoire de la Russie et de l’Ukraine, au grand désarroi de son interlocuteur. Kremlin.ru

Tucker Carlson, l’ancien présentateur star de la chaîne conservatrice Fox, est une figure bien connue au sein de l’univers « MAGA » (Make America Great Again, l’éternel slogan de campagne de Donald Trump). Avec son ton « politiquement incorrect », il est depuis des années l’un des grands représentants du trumpisme et, au-delà, de la rhétorique provocatrice de l’extrême droite occidentale – un style qualifié par Ruth Wodak et al. de « normalisation éhontée de l’impolitesse ».

Sur les questions de politique étrangère, Carlson a largement épousé la présentation russe de la guerre russo-ukrainienne, se montrant très critique à l’égard de Kiev et tout à fait favorable à Moscou, si bien qu’il est considéré depuis longtemps par le Kremlin comme un moyen privilégié de toucher l’opinion publique américaine.

Mais le coup de maître de Carlson a été, de toute évidence, son interview de deux heures avec Vladimir Poutine, à Moscou, le 8 février dernier. Au vu du déroulement de l’entretien, il semble que les questions n’avaient pas été discutées à l’avance et que les deux parties avaient des attentes divergentes sur les propos qui y seraient tenus : Carlson espérait que Poutine approuverait la vision trumpiste du monde et ses griefs contre le libéralisme, tandis que Poutine, pour sa part, espérait convaincre le grand public américain que les États-Unis et la Russie finiront par se réconcilier d’une manière ou d’une autre et trouver une issue à la guerre qui soit favorable à Moscou.

« L’interview la plus suivie de toute l’histoire »

Les médias occidentaux ont réagi à cette interview controversée de deux manières opposées. Certains ont décidé de ne pas l’évoquer du tout, une décision contestable dans la mesure où l’entrevue entre le journaliste américain et le président russe a suscité un très large écho : avec plus de 200 millions de vues, X (anciennement Twitter) a notamment affirmé que cet événement aurait été le plus suivi sur sa plate-forme depuis la création de celle-ci.

Sachant qu’une « vue » est comptabilisée à partir de deux secondes de connexion, ce chiffre de 200 millions est gonflé et correspond non pas au nombre de visionnages de la vidéo mais au nombre de clics sur des posts la contenant. YouTube considère qu’une vidéo a été vue à partir du moment où la connexion a duré au moins 30 secondes : la vidéo y affiche 18 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites. Ce chiffre est probablement plus proche de la vérité. Cela en fait malgré tout un succès médiatique colossal.

D’autres médias ont parlé de l’interview, qualifiant comme d’habitude Carlson d’idiot utile de Poutine et affirmant que leur discussion démontrait une fois de plus que la coalition MAGA était à la solde du Kremlin.

Ces deux postures – ne pas parler de l’interview, ou la dénoncer – passent toutes deux à côté de l’essentiel : une figure clé de la galaxie MAGA et le chef de l’État russe ont tenté de dialoguer, et cette tentative a donné lieu à un résultat pour le moins mitigé.

L’entreprise a été un relatif succès, car elle a permis à Poutine de s’adresser au grand public américain et de tenter de saper le soutien de celui-ci à la politique pro-ukrainienne conduite par l’administration Biden, dans un contexte où les dirigeants russes sont privés d’accès aux grands médias occidentaux. Le président russe s’est donc vu offrir la possibilité d’exposer longuement sa vision géopolitique du monde – quoi qu’on pense de celle-ci. En outre, les vidéos ultérieures tournées par Carlson en Russie et publiées sur ses réseaux sociaux ont montré qu’à Moscou la vie continuait comme si de rien n’était, ce qui n’est que rarement mis en avant par les grands médias occidentaux.

Mais l’entretien a également mis en évidence les limites du partenariat supposé entre les conservateurs américains et la Russie. Contrairement aux attentes des observateurs, Poutine n’a pas profité de l’occasion pour mener une offensive de charme auprès de l’électorat républicain et de l’opinion conservatrice mondiale. Il ne s’est pas non plus étendu sur « l’Occident libéral décadent » et ses « valeurs perverties ». Interrogé sur Dieu, il n’a pas parlé de spiritualité et de valeurs traditionnelles, alors que la religion est au cœur de tout discours conservateur américain.

Il a préféré faire à son hôte un long exposé sur l’histoire commune de la Russie et de l’Ukraine, ce à quoi Carlson ne semblait manifestement pas préparé. Comme l’a joliment formulé Paul Greiner, Carlson « aurait été ravi d’entendre un “discours d’ascenseur” sur l’histoire russe qui aurait duré trente secondes, puis une longue liste de griefs » à l’encontre de l’OTAN. Il a eu droit aux deux, mais le passage sur l’Occident a été plutôt court, celui sur l’histoire très long.

Cela nous donne un aperçu de l’écart de perception entre, d’une part, les conservateurs américains, pour qui l’exaltation des « racines historiques » n’implique pas une connaissance approfondie de l’histoire mondiale, et d’autre part l’establishment politique russe, qui voit l’histoire comme un élément essentiel de légitimation de sa politique actuelle.


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À plusieurs reprises, Poutine s’est montré irrité par les questions de Carlson relatives à l’expansion de l’OTAN et à la légitimité du récit de « dénazification » de l’Ukraine propagé par la Russie. Les deux hommes se sont également opposés sur leur vision de la Chine : le présentateur américain a répété le discours républicain habituel selon lequel la Chine est le nouvel ennemi global aussi bien des États-Unis que de la Russie, tandis que le chef de l’État russe a non seulement défendu une vision positive du partenariat entre Moscou et Pékin, mais a aussi replacé la montée en puissance de la Chine et le déclin de l’Occident dans un contexte mondial plus large. Là encore, les deux visions du monde sont loin d’être convergentes.

Les réactions de l’extrême droite européenne

Les difficultés de l’extrême droite occidentale et de l’establishment russe à trouver un langage commun se sont également manifestées dans les réactions à l’interview. Même l’extrême droite allemande, la plus ouvertement pro-russe, ne s’est pas spécialement attardée sur le contenu de l’entretien. Certains responsables de l’AfD en ont fait l’éloge ; ainsi, Steffen Kotré a souligné l’offre de Poutine de reprendre l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne – mais ce fut le seul communiqué de presse sur le sujet publié sur le site officiel de l’AfD au Bundestag. Björn Höcke, chef officieux de la mouvance la plus radicale de l’AfD, a également salué la vidéo, la qualifiant de « tour de force journalistique ».

Dans le reste de l’Europe, l’événement a été largement passé sous silence, soit parce que les dirigeants d’extrême droite ne souhaitent pas être perçus comme chantant les louages de Poutine, soit parce qu’ils ne partagent pas les orientations géopolitiques de la Russie. Nigel Farage, l’ex-chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, connu pour avoir à titre personnel noué des liens étroits avec l’extrême droite américaine, a par exemple commenté l’interview, mais s’est montré largement critique, la qualifiant de tentative de « propagande » pour atteindre le public américain. Il a également déclaré que Carlson aurait dû se montrer plus incisif et interroger Poutine sur Alexeï Navalny (qui était encore en vie au moment de l’entretien).

En France, où l’extrême droite penche nettement du côté de Moscou, la stratégie a consisté à atténuer les appréciations positives pour éviter de prêter le flanc à des critiques publiques. Ainsi, ni les comptes officiels sur les réseaux sociaux du Rassemblement national, ni ceux de Reconquête n’ont publié quoi que ce soit sur l’interview. Seules quelques voix l’ont commentée individuellement, comme Patricia Chagnon-Clevers, députée RN au Parlement européen, ou Nicolas Dumas, élu régional de Reconquête.

En Espagne, la couverture de l’interview a été faible. Plusieurs articles ont souligné que Carlson est un « ami » du leader de Vox, Santiago Abascal, l’a récemment interviewé et a assisté à un meeting à ses côtés en novembre dernier, mais ils se sont davantage intéressés à Carlson qu’à Poutine. L’extrême droite italienne n’a pas non plus beaucoup évoqué l’interview elle-même, puisque Georgia Meloni est de toute façon très atlantiste et pro-ukrainienne.

Cela contraste avec la visibilité médiatique, du côté russe, de la visite de Carlson à Moscou, qui a été largement suivie et commentée par les médias nationaux. À cette occasion, l’idéologue ultra-radical Alexandre Douguine a notamment publié un billet exalté consacré au « communisme MAGA », réunissant Trump et Marx, et a déclaré que les patriotes américains et les forces de gauche pouvaient œuvrer ensemble pour saper l’hégémonie libérale des États-Unis dans le monde.

Les réactions des conservateurs et de l’extrême droite aux États-Unis

Même aux États-Unis, la réaction de la droite à l’interview a été très faible. Certains commentateurs conservateurs « mainstream », comme Ben Shapiro, Richard Hannia et Matt Walsh, se sont montrés favorables à Carlson, mais ont estimé que l’interview n’était pas efficace. Hannia a jugé que l’interview montrait que Poutine, dans son obsession de l’histoire, était « déconnecté » et Shapiro est allé encore plus loin, qualifiant la longue diatribe de Poutine sur l’histoire russe de mauvaise justification pour ce qui était en fin de compte « une invasion barbare d’un pays souverain ».

D’autres ont semblé acquiescer aux commentaires de Poutine. Charlie Kirk, fondateur de « Turning Point USA », a choisi de publier des extraits de l’entretien sans commentaire, concluant seulement que Carlson avait livré avec cette interview une « masterclass ». Candice Owens, personnalité médiatique de droite radicale et contributrice régulière du Daily Wire, a soutenu l’affirmation de Poutine selon laquelle les États-Unis (y compris le président) étaient contrôlés par les services de renseignement américains et a loué la version de l’histoire russe donnée par Poutine.

Les personnalités de la droite la plus radicale se sont montrées nettement plus réceptives à l’interview. L’activiste politique d’extrême droite Jack Posobiec a déclaré que, bien qu’il ne soit pas d’accord avec une grande partie des propos de Poutine, il était intéressant de noter que celui-ci était prêt à faire la paix malgré les griefs historiques qu’il a rappelés. Il a également considéré que Poutine était impressionnant dans sa capacité à parler longuement de l’histoire de la Russie, tandis les États-Unis sont, selon lui, dirigés par un président qui est « pratiquement un légume ». Jackson Hinkle, apologiste de la Russie et commentateur d’extrême droite bien connu, a livré une analyse chaotique de l’interview dans sa conversation avec le podcasteur Elijah Schaffer. Les deux hommes ont soutenu Poutine et ont déploré que Zelensky soit traité avec trop de complaisance par les journalistes occidentaux.

Cette opinion est partagée par d’autres commentateurs d’extrême droite, comme Tim Pool, qui s’est plaint que les médias avaient fait un moins bon travail en interviewant Zelensky, ou Nick Fuentes, qui a exprimé à plusieurs reprises son admiration à l’égard de Poutine, même s’il a estimé que sa leçon d’histoire ne trouverait pas d’écho auprès du public américain et que l’ensemble de l’entretien n’avait « pas été révolutionnaire » puisqu’il n’avait apporté aucune nouvelle information ou révélation.

Quant aux élus républicains, ils sont pour la plupart restés critiques à l’égard de Poutine et ont rejeté les efforts de Carlson visant à saper le soutien américain à l’Ukraine. Toutefois, cette position n’est pas partagée par tous. Quand Carlson a annoncé que l’entretien aurait lieu, l’élue de Géorgie Marjorie Taylor Greene a défendu cette initiative. Matt Gaetz (élu de Floride) a également salué l’interview et, après sa diffusion, a fait remarquerà quel point il trouvait impressionnante la capacité de Poutine à parler longuement d’histoire, alors que Joe Biden semble avoir des problèmes de mémoire. Le sénateur de l’Ohio JD Vance a critiqué le fait que Carlson n’ait pas interpellé Poutine sur l’emprisonnement des journalistes, mais a souligné l’importance de la longue diatribe de Poutine sur l’histoire.

Aussi divisée que soit la droite américaine dans son interprétation de l’interview, une chose est certaine : celle-ci n’a pas été au cœur de ses préoccupations. L’entretien a été éclipsé par deux autres événements qui ont eu lieu le 8 février. D’abord, l’audition par la Cour suprême des arguments des parties dans l’affaire en cours Trump v. Anderson sur la question de savoir si Donald Trump peut être empêché de se présenter à la prochaine présidentielle en raison de son implication dans l’insurrection du 6 janvier 2021. Les juges de la Cour suprême se sont montrés uniformément sceptiques à l’égard de l’argument selon lequel les États peuvent choisir de disqualifier des candidats en vertu du 14e amendement, un point de vue qui a été largement salué par la droite.

Le deuxième événement qui a éclipsé l’interview de Poutine est la conférence de presse surprise du président Joe Biden sur le rapport du ministère de la Justice concernant sa gestion de documents classifiés. Prenant la parole à peu près au moment où l’interview de Tucker Carlson était diffusée, Joe Biden s’est montré à cette occasion vif d’esprit, mais a commis une gaffe malencontreuse : parlant du refus égyptien d’ouvrir le point de passage de Rafah entre l’Égypte et la bande de Gaza, il a déclaré que ce refus était dû au « président du Mexique, Sissi ». La droite américaine n’a évidemment pas manqué l’occasion de se moquer du président Biden et de marteler qu’il était inapte à exercer ses fonctions.

Les droites dures occidentales et la Russie : accords et dissonances

Il existe une véritable affinité idéologique entre l’extrême droite occidentale et la Russie : une ontologie conservatrice commune de l’humanité qui croit à des identités collectives héritées du passé, dont les individus ne devraient pas chercher à se libérer ; une dénonciation de la démocratie et du libéralisme, ainsi que de la mondialisation, aussi bien économique que normative et culturelle ; une vision de l’État-nation comme entité suprême sur la scène internationale ; et une certaine admiration mutuelle et des emprunts ou idéologiques réciproques.

Cependant, cet ensemble de valeurs partagées ne suffit pas à donner lieu à une coopération politique et stratégique explicite. Le fait que Poutine ait décidé de se concentrer sur l’histoire nationale comme argument central pour justifier sa guerre en Ukraine, c’est-à-dire d’insister sur ce qui rend la Russie unique et non sur ce qu’elle partage avec l’Occident conservateur, est révélateur. Le fait que Carlson soit arrivé sans préparation et apparemment sans connaître la vision russe de la guerre, et qu’il ait tenté d’introduire dans la discussion les paradigmes habituels de la culture américaine en matière de politique étrangère sans se rendre compte qu’ils n’ont pas de sens pour les Russes, est également parlant.

Si le Kremlin croit sincèrement en l’existence d’un « bon » Occident, conservateur, prêt à se réconcilier avec lui au nom d’intérêts nationaux bien compris, cela ne fait pas pour autant de Trump un partenaire naturel et facile pour la Russie. Cela ne signifie évidemment pas que le trumpisme et la Russie ne peuvent pas prendre ensemble des décisions qui auraient un impact sur l’ordre mondial – mais il serait erroné de croire que ces deux parties sont capables de conduire une attaque coordonnée contre la démocratie libérale sur la base d’arguments idéologiques parfaitement ciselés.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.


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